Filmer sa routine déjeuner + la pensée gloutonne postdoomer
Les tiktoks de bouffe, Adorno et le mystérieux ballon chinois
Il s’est passé beaucoup de choses en fin de semaine, entre le grand froid qui a gelé Montréal et le ballon d’espionnage chinois qui se promenait entre les États-Unis et le Canada. En tous cas, de grosses réflexions se sont bousculées dans ma tête durant les heures qui ont suivi la réception de la notification Breaking News du New York Times : “ U.S. Shoots Down Chinese Spy Balloon Off the Coast of the Carolinas “. Laissez-moi vous les partager dans l’infolettre d’aujourd’hui.
Vous êtes nouvelle ou nouveau à l’infolettre? Vous pouvez retrouver l’ensemble des lettres gourmandes, explorant le potentiel littéraire de l’univers culinaire, sur ma page Substack :
Comme il se trouve, sur les réseaux sociaux, toutes sortes de vidéos du type : “Get dressed with me”, “My morning skincare routine”, “Mon 34 minutes d’entraînement quotidien”, je me suis dit que je ne serais pas plus débile en faisant pour mon infolettre un clip du type : « Prenez le petit déjeuner avec moi ».
Avant de filmer le tout, je voulais vous demander d’approuver le scénario qui suit.
Gros plan sur le cadran.
Le cadran, indiquant 7:30, sonne. J’étire le bras et l’éteins en appuyant dessus.
Plan semi-rapproché, dans ma chambre.
J’ouvre le rideau et je feins d’être aveuglé, plaçant ma main devant mes yeux.
Dans ma cuisine, gros plan.
Je tire une cuillère de café de mon sac de Café Saint-Henri et je fais couler un espresso dans une tasse en céramique de petit format. Je fais mousser une petite quantité de lait et le verse en tentant de faire du latte art. C’est un échec.
Gros plan sur ma bouche avec une très légère plongée.
« Sluuuurp », un sourire. « Ahhh ». Je dépose la tasse sur le comptoir.
Plan large sur la cuisine.
Je coupe deux tranches de pain, que je dispose dans mon grille-pain. Ce dernier est au niveau 4. Je fais bouillir de l’eau sur un rond de poêle. J’ouvre mon frigo, on y voit un restant de pâtes, du lait, de la salade, des œufs, de la confiture.
Plan rapproché.
Je prends un œuf et je ferme la porte.
Plan américain.
Dos à la caméra, je manipule des objets sur la table. Coupure. La caméra me fait ensuite face. Je mets un restant de chimichurri (fait maison) sur ma tranche de pain. Je retire la coquille autour de l’œuf que j’ai fais bouillir.
Très gros plan.
L’œuf, dépouillé de sa coquille, tient en équilibre sur le nid de chimichurri au kale se trouvant sur la tranche de pain. Un couteau entre dans le champ de la caméra et coupe l’œuf en 4. Le jaune, encore coulant, s’étend sur la tartine et se mélange à la verdure. Le contraste est marquant.
Plan rapproché.
J’ajoute un peu de sel et de poivre à l’aide des moulins.
Gros plan, en plongée.
On voit mon déjeuner.
Fin.
Une telle vidéo, accompagnée d’une chanson à la mode, ou encore d’un thème sonore plus indie – marquant un habitus se distinguant de la panacée de tik-tokers sur cette planète – deviendrait-elle virale et me permettrait-elle de commanditer mon sac de Café Saint-Henri? Voilà une question qui trouble beaucoup de gourmands•es de ma génération. Nombreux·ses sont celles·eux qui croient que oui.
En fait, une question me semble inévitable : Ce genre de vidéo, que l’on réfère très souvent à du contenu en est-il vraiment? Ou s’agit-il plutôt d’un simple contenant mettant de l’avant mon cadran Westclox, ma machine à café De’Longhi, mon Café Saint-Henri, ma casserole Lagostina, etc. ?
En réfléchissant au caractère ontologique des Reels et des Tiktoks, je me suis mis à produire une forme de proto-théorie gourmande. J’ai donc pensé à trois types de réponse pouvant émerger de trois types de glouton·ne différents. Ces catégories sont préliminaires, ce ne sont en fait que des ébauches de portraits types. Je pense toutefois qu’elles peuvent être utile quand on se pose des questions sérieuses sur le monde culinaire actuel.
Le ou la gourmand•e nihiliste : On peut associer ce type de gourmand•e à la figure du doomer. Cette personne vous répondra que ce type de vidéo rend compte de l’incorporation au sein de la psyché de nombreux individus des paradigmes de l’industrie culturelle. « De nos jours, la création médiocre soumise aux lois du marché a remplacé la vrai œuvre d’art. La composition de ce genre de vidéo ne peut être qualifiée de “création”, puisque tous les outils utilisés, de la musique au montage, sont déjà donnés ; la mise en scène est toujours la même, seules les images, dévoilant les unes après les autres les logos d’entreprises privées, sont substituées. », et il ajoutera, en citant Theodor Adorno :
« Au lieu de s’exposer à cet échec dans lequel le style de la grande œuvre d’art s’est toujours nié, l’œuvre médiocre s’en est toujours tenue à sa similitude avec d’autres, à un succédant d’identité. Dans l’industrie culturelle, cette imitation devient finalement un absolu. », Theodor Adorno dans Kulturindustrie.
La cuisine, voir l’alimentation, est le dernier repère dans lequel le ou la gourmand·e nihiliste trouve une consolation et un semblant de sens face à son existence.
Le ou la gourmand•e Chad : Ayant déjà des milliers d’abonnés•es sur ses réseaux sociaux, il ou elle adopte une posture très libérale face à son processus de “content creation” – j’ai anglicisé « création de contenu », car ces “foodies” font leurs publications majoritairement en anglais pour que leur auditoire, provenant des quatre coins du monde, puisse tout comprendre. Sa tuque roulée sur le bout de sa tête, le ou la gourmand·e Chad est protégé·e des éclaboussures d’huile d’olive volant au ciel lorsqu’avec ses bras musclés, il/elle émulsionne avec trop de force sa mayonnaise maison. De la même façon, il/elle est protégé·e de toutes les critiques qui peuvent effleurer son crâne (et son contenu). Lorsqu’on lui demande son avis sur son “content”, « It is what it is », qu’il répond, accoudé au bar du Henrietta, sirotant son « ptit jus funky sicilien ».
Le ou la gourmand•e postdoomer : Attention à ne pas confondre la pensée postdoomer et la pensée post-doomer. Le « post-doomer » renvoie à un état subséquent à celui de doomer, tandis que le postdoomer est l’adoption d’une posture d’esprit ne nécessitant pas une phase doomed antécédente. Cette classe de gourmands•es regroupe les amateurs•rices de bonne cuisine et de photographie. Que ça soit par souci d’archivage, ou pour la création de souvenirs, il ou elle aime photographier ses recettes. Le partage de la photo ou de la vidéo de bouffe constitue une fin en soi. Contenant ou contenu? Le/la cuisinier•ère postdoomer met consciemment ces questions (qu’il ou elle s’est déjà souvent posé•e) de côté afin de se concentrer sur ses plaisirs gloutons. À défaut de les partager autour d’une table, certains repas, ou plutôt leur médiatisation photo-vidéo, se retrouve dans leur story Instagram, tendant une perche à la foule d’amis•es et d’inconnus•es. Ce geste ouvre une porte, l’un•e d’entre eux•elles pourrait répondre avec un message du type : « Ça a l’air super bon! J’adore cuisiner aussi, que dirais-tu que l’on se reçoive chacun notre tour afin de partager un repas qui nous passionne tous•tes deux? » La réponse postdoomer à la question initialement posée serait la suivante : « Ce qui se trouve dans mon assiette est, goût à l’appui, de l’excellent contenu. Les vues sur des marques sont inévitables dans mes créations, mais j’espère que les spectateurs•rices retiennent plutôt la présentation de mes plats et qu’ils arrivent à imaginer leur saveur. Ça peut leur donner le goût de se cuisiner un souper du même genre. J’ai mis une chanson de Clairo parce que ça me rappelle un roadtrip dans Charlevoix en 2019. »
Entendez-moi bien, je ne fais pas ici de jugement de valeur, ce n’est pas le tribunal des mœurs culinaires, mais bien La Lettre Gourmande. Ces trois types « gloutonniens » ne sont pas des identités fermes dans lesquelles l’un·e reste pris·e ; il est tout à fait possible pour quiconque de passer d’un état à un autre…ce sont un peu comme des états d’âme, ou des phases, disons. Je devrai peut-être prendre le temps de développer le tout, un de ces jours. Bref, tout ça pour dire que je médite encore sur la pertinence d’un clip “Ma routine culinaire matinale”.
En tous cas, si le ballon espion provenant de Chine avait la capacité de voir à travers les toits, il m’a certainement vu en arracher mercredi soir, alors que je cherchais à former un bel éclairage dans ma cuisine mal éclairée afin de photographier mon stew aux lentilles, tofu, kale et pommes grenade. C’est dommage que Joe Biden ait ordonné qu’il soit abattu, car les données récoltées auraient pu donner l’occasion à des chercheurs·euses de l’autre bout du monde de développer un algorithme faisant apparaître dans mon fil Instagram des publicités de jolies lampes avec des ampoules aux degrés Kelvin s’adaptant automatiquement à la recette cuisinée. Cette dernière m’aurait été fort utile pour le tournage de « Déjeunez avec moi » (je suis toujours en quête du bon titre).
Note de fin : Merci de tolérer le fait que je mange du chimichurri au déjeuner. SVP restez respectueux·euses dans les commentaires. Ma recette est vraiment bonne et c’est bien plus “environmentaly and ethicaly friendly”, nous rappellerait un·e gourmand·e Chad, que le Nutella! Puis avec le jaune d’oeuf qui s’y mélange, c’est vraiment bon.
Sur ce, je vous quitte!
Salut à toutes et tous ☀️
Thomas
Parfaite description du gourmand chad