Plusieurs personnes se sont ajoutées à ma liste d’envoi ces dernières semaines, et je vous souhaite la bienvenue. Si j’ai adopté la forme d’un journal culinaire pour mes publications les plus courantes, je fais un peu changement aujourd’hui. J’ai emprunté un style différent pour revenir sur l’événement Fika que j’ai coorganisé avec Mathilde et le café Bosco, il y a trois semaines déjà. Je ne discute pas tellement de l’événement. Il est plutôt question de l’entremêlement de souvenirs ayant mené à l’élan responsable de la tenue de Fika. En tout cas, bonne lecture.
Je tirais dès que possible mon corps hors du dernier dortoir d’auberge de jeunesse que je fréquenterais de ma vie – je m’en étais fait la promesse lorsque j’étais entré, la veille au soir, dans cette immense pièce qui empestait les pires odeurs qu’un corps humain ne puisse dégager. Elles provenaient d’un homme plus âgé qui passait ses nuits à s’étouffer dans ses sécrétions et à émettre des sons réveillant tous les autres occupants du dortoir. “Stop it man!” avait geulé en pleine nuit un autre occupant de la chambre. Aucune parole n’était sortie de la bouche du corps plus âgé ; les sons de gargarisme se firent entendre pour le reste de la nuit, et de celles à venir.
Le terrible parfum allait pour sa part errer dans le dortoir pour l’ensemble de mon séjour dans la capitale suédoise. J’avais choisi une auberge de jeunesse afin de doubler mon budget restaurant ; une décision que regrettais amèrement quand venait l’heure de me coucher. Je passais aussi peu de temps que possible dans la chambre ; je traversais à pied de nombreux quartiers jusqu’à tard dans la nuit, écoutant Yo La Tengo, Wilco, Burial, Boards of Canada ou Yung Lean – tel un local – en alternance dans mes écouteurs. Sous mes pieds, Stockholm se dessinait avec beaucoup d’élégence et de fluidité. Cette ville, me paraissait-il au creu de la nuit, était parfaitement conçue. On y circulait merveilleusement bien : ce n’était pas labyrinthique comme bon nombre de vieilles villes en Europe, sans être une grille de béton nord-américaine. La déambulation y était des plus agréables. Je m’y promenais des heures durant, avant de rentrer, puis de me réveiller cinq heures plus tard.
Je n’appuyais même pas sur snooze ; je sortais du lit et j’enfilais une paire de pantalons, une chemise et un manteau qui ne me protégeait guère du froid humide circulant au travers des fleuves suédois. À 7h30, j’étais en route vers la boulangerie Stora, dans le quartier Östermalm. J’étais accueilli, dans ce commerce occupant la plus vieille bâtisse industrielle de la ville, par un présentoir de nœuds, de brioches, de pains suisses et de tartines généreusement garnies. Le personnel n’était pas du tout froid, contrairement à ce qu’on s’attend des peuples scandinaves. Un sourire plus assumé me fît sentir qu’on me reconnaissait dès le troisième jour ; je me présentais dans les premières minutes suivant l’ouverture et je commandais assidument un cortado, un nœud et une tartine. Je m’installais pour environ 45 minutes à une des tables en bois. Les deux premiers jours, sous la froide lumière qui entrait par une fenêtre carrelée, je révisais un papier que je devais présenter à l’Université de Stockholm. Les jours suivants, j’écrivais dans mon carnet de voyage. Les bougies qui occupaient le centre de chaque table, ne se voulaient pas tellement être un éclairage d’appoint, elles étaient purement décoratives et n’avaient pour fonction que de créer une ambiance chaleureuse, créant l’équilibre avec le froid des tables en pin et des mûrs blancs.
Quelques jours plus tard, je prenais un train de nuit pour Copenhague. Après avoir laissé mon sac à l’hôtel, j’entamai la seconde phase du pèlerinage culinaire de ce voyage. En me rendant au Copenhagen Contemporary, je débarquai un arrêt d’autobus plus tôt pour visiter Lille Bakery, une boulangerie victime d’un succès démesuré sur les réseaux sociaux. Je craignais l’attrape touriste, mais la faim prenait le dessus. Je m’attendais à une file monstre, mais l’ambiance était assez calme finalement. Deux femmes se filmaient mutuellement, feignant croquer dans une brioche à de multiples reprises, avant de prendre une authentique bouchée. Avant même de mastiquer, une main était portée devant la bouche, et les yeux, exprimant un fort sentiment de surprise, remontaient vers la caméra du téléphone. Leur communauté virtuelle pouvait s’attendre à voir apparaître dans leur fil d’actualité un reel intitulé : « This is your sign to travel to Copenhagen », « Top 5 bakeries of CPH 🇩🇰 », ou « Cozy bakery in Copenhagen ». Je montai l’escalier avec mon café et je pris une table près de la fenêtre. L’éclairage était plus sombre qu’au Stora, ce qui donnait aux bougies plus d’agentivité. Elles mirent de la lumière sur les pages parfois tachées des livres de recettes et de photographies laissés à portée de main des clients. Entre elles, on trouvait parfois quelques miettes. Contrairement à la feuille d’automne que l’on insère au centre d’un roman, les miettes de pâte feuilletée s’étaient glissées dans ces livres par accident, et elles avaient imbibé les pages d’une infime quantité de gras. Infime certes, mais suffisante pourtant à y laisser une marque indélébile. Je participai peut-être moi-même au fléau du livre souillé en prenant la première bouchée du croissant au champignon qui fût porté à ma table. Il était généreusement garni ; c’était un délice. Je reçus aussi mon bol de granola. Il me fit un bien incroyable. Ce n’était rien de complexe, mais le dosage de chaque ingrédient était parfaitement calculé. J’étirai bien plus longtemps que prévu le temps passé au second étage de cette boulangerie installée dans un ancien bâtiment industriel. L’espace me demandait de prendre le temps. J’écrivais dans mon journal, puis je levais les yeux vers le givre sur la fenêtre, en alternance. De l’autre côté, la végétation côtoyait les entrepôts ; elle atteignait des hauteurs surprenantes, comme celle au bord des autoroutes. C’était la première fois que je trouvais charmant un quartier industriel, ou post-industriel, devrais-je dire. Le froid de Copenhague était un peu plus clément que celui de Stockholm, pensais-je, et la marche jusqu’au musée d’art contemporain se ferait calmement et sereinement. J’y verrais de fantastiques installations et sculptures dont la grandiosité n’était autorisée que par les dimensions démesurées des salles d’exposition. Je n’aurais jamais rien vu de tel, en termes de musée.
Le lendemain, une journée m’ayant fait grandement regretter le choix d’un manteau en canevas pour le séjour – d’autant plus que ma garde-robe est remplie de vestes isolantes et de coquilles en gore-tex – je visitai une succursale d’un autre café très largement suivi sur les réseaux sociaux : Atelier September. Le soleil plombait sur la devanture à mon arrivée, et je fus surpris par le calme de l’endroit. Il n’y avait ni file, ni micro-influenceur se filmant dans l’espace. À vrai dire, seulement quatre chaises étaient occupées ; une d’elles l’était par le chef-propriétaire, Frederik Bille Brahe. Je fus accueilli au comptoir par un homme dans la trentaine. Il portait un chapeau fait d’un textile que je qualifierais de suède avec beaucoup d’incertitude. Je demandai un cortado en fixant le menu sur l’ardoise. Mon choix s’arrêta sur un pancake aux bleuets. Là aussi, une grande table en bois était au centre de l’espace, me confirmant son rôle essentiel dans l’économie esthétique et le design du café scandinave. J’y pris place, auprès d’un journal danois et d’un généreux bouquet de fleurs. Je sentais encore une fois l’invitation à prendre mon temps. Dans une étagère, j’aperçus un nom familier sur la reliure d’un ouvrage : le Septime. Comme l’étagère était à l’intersection de l’espace cuisine et de celui dédié à la clientèle, je demandai la permission pour prendre le livre. L’homme au chapeau, Jakob, il se présenterait quelques minutes plus tard, m’encouragea à le feuilleter. « Have you ever been to Septime ? », me demanda-t-il. Je répondis par la négative. « If you ever go to Paris, you really eat there. It is expensive, but it is worth saving for it. It is a really good restaurant. » Je mangeai mon délicieux pancake et je pris tout mon temps pour feuilleter le livre du Septime. Les fenêtres embuées ne me donnaient pas le goût de sortir d’Atelier September et de retourner dans le froid nordique. J’échangeai quelque peu avec Jakob par la suite. Il me fit même une liste de restaurants à visiter sur un post-it rose qui doit encore traîner quelque part dans mon portefeuille. Il insista sur un restaurant de ramen du nom de Slurp, ce qui me surprit un peu. Il terminait son quart de travail, me dit-il avant de se rendre je ne sais où. Ça me semblait être le moment de quitter le café de retourner dans le froid. Je m’étais rendu dans Hellerup afin d’y visiter une plage. Les plages peuvent paraître hostiles en hiver, mais je trouve que c’est le moment de l’année où elles sont les plus belles ; les couleurs de la neige et du sable s’agencent merveilleusement bien, et les petites calottes de glace qui se balancent au rythme des vagues rendent les eaux d’un fleuve ou d’une mer moins austères. Jakob réapparu à côté de moi et il parut surpris : « You’re leaving ? ». Je me sentis mal tout à coup ; peut-être m’avait-il annoncé qu’il terminait son quart de travail pour souligner qu’il serait libre et pourrait entretenir une conversation qui ne serait pas coupée par l’arrivée des clients. Si j’ai parlé à beaucoup de suédois – le contexte d’une conférence à l’université facilitait beaucoup plus l’échange, bien évidemment – je n’avais pas eu l’occasion de m’asseoir et de discuter avec un danois. Les personnes sont plus difficiles à lire à Copenhague qu’à Stockholm, j’ai trouvé. Il est difficile de savoir si on les dérange, ou s’ils sont ouverts à la discussion. Dans le cas de Jakob, je m’étais peut-être trompé, mais j’avais déjà enfilé mon cache-cou et mon sac était sur mon épaule. Nous échangeâmes quelques mots, et je promis de passer lorsque je reviendrais au Danemark avec ma copine. Je replongeai dans le froid, accompagné par la chaleur de ma matinée. La plage était très belle.
J’ai voulu retrouver et partager le ressenti qui m’a habité dans ces cafés scandinaves, pour Fika. Je pense à deux ou trois autres endroits où j’ai passé un temps de qualité avec un café et de quoi déjeuner, mais je crois que j’échouerais encore à faire ressortir par le texte le surplus qui m’a marqué. Je ne sais trop ce qui s’est passé dans la salle à manger que l’on a conçue, Mathilde, Béatrice et moi, la veille de Fika. J’étais un peu désorienté en cuisine, mais je sais que les assiettes étaient simples et bonnes. Mathilde, qui assemblait la plupart d’entre elles, les rendait des plus appétissantes à l’œil. Ses nœuds à la cannelle et la cardamome étaient épatants. Les cafés de Béatrice (café Bosco
) étaient délicieux, son sirop à base de potiron était doux et réconfortant. Le jus de pomme, mélilot et poivre des dunes qu’elle a servi rendait le menu encore plus chaleureux. Son goût m’évoquait le souvenir de la compote aux pommes que l’on confectionnait avec mes parents un dimanche après-midi d’automne. Chaque table avait sa bougie, et quelques légers bouquets étaient répartis dans les pièces. Des livres de cuisines et des revues étaient à portées de main, pour les personnes venues seules.
Je ne sais pas trop quelle énergie habitait l’endroit qui, pour Mathilde et moi, tient habituellement le rôle de demeure ; j’étais un peu débordé par les 47 assiettes à sortir. J’espère qu’il s’y trouvait le je ne sais quoi, le surplus que je n’arrive pas à décrire, que j’ai pu ressentir dans les cafés de Scandinavie.
Quelques photos par Alexis Monet, dont le travail est remarquable :









On refera probablement un événement du même type, et vous serez les premiers avisés.
À plus,
Thomas