Dimanche dernier, Mathilde et moi avons, pour la première fois depuis notre déménagement, passé la journée dans la Petite-Patrie. Après plus de trois années vécues à cinq-dix minutes à pied du Marché Jean-Talon, de la SAQ Beaubien et du Marché Oriental St-Denis, nous nous sommes installé·e·s un peu plus à l’est, dans un appartement nous convenant mieux. Nous avons une plus grande cuisine et surtout une salle à manger où recevoir autant de personnes qu’on le désire!
Si ce n’eut été de la Petite-Patrie, je doute que ma vie aurait pris une trajectoire aussi gastrocentrique. L’accessibilité des aliments et condiments du monde entier dans un rayon de 800m intègre dans la quotidienneté des potentiels culinaires incommensurable. Dans son ouvrage Ordinary Affects, la professeure d’anthropologie Kathleen Stewart écrit : “The potential stored in ordinary things is a network of transfers and relays”. À l’échelle du quartier la Petite-Patrie, l’ordinaire est composé de tous les marchés, restaurants et comptoirs qui s’y trouvent. La nourriture y est l’un des réseaux qui articule l’ordinaire. Ce dernier, souvent à notre insu, oriente nos choix, nos idées et nos élans. C’est normal que l’ordinaire de la Petite-Patrie, vu sa composition, oriente ses habitant·e·s vers des trajectoires parsemées de potentiels culinaires. Tombant en tête-à-tête avec une boîte de limes sur laquelle une affiche indique « 10 pour 2,50$ », le potentiel contenu dans les limes est relayé vers l’esprit à travers l’affiche marquant la bonne offre. S’ouvrent à l’individu un éventail de possibilités culinaires, générées par le circuit limes-affiche-esprit. Ou encore, la salade de champignons se trouvant sur une des tables de la terrasse du Pichai, devant laquelle je passe en rentrant à la maison, peut activer une panoplie de potentiels : générer le désir d’aller sur une terrasse, celui de me réserver une soirée au Pichai ; rediriger mon trajet et aller acheter des champignons pour me faire une salade du même genre à la maison ; me rappeler les maitake grillés du Vin Papillon et pédaler le plus vite possible au marché Jean-Talon avant que le comptoir de champignons ne ferme ; fouiller la page Instagram du restaurant afin de trouver le nom de la sauce qui accompagne les champignons, et voir une autre recette qui remplacera ce que j’avais prévu cuisiner le lendemain, […].
Le réseau formant l’ordinaire de la Petite-Patrie est extrêmement stimulant sur le plan culinaire. Les potentiels ne cessent d’y éclore, ce qui propulse au plus haut niveau la créativité et le désir d’explorer des saveurs.
Depuis mon nouvel appartement du Vieux-Rosemont, j’ai deux fruiteries à littéralement 30 secondes de marche, ce qui est très, très agréable lorsque je suis au milieu d’une recette et qu’il me manque un ingrédient. Toutefois, les rencontres comme celles qui étaient usuelles dans la Petite-Patrie se font beaucoup plus rares… voire inexistantes. En échange d’un écosystème alimentaire complet : Al Khair, Sabor Latino, Marché Oriental St-Denis, Fumagalli, Tassili, Marché Andes, Hour Hong, etc., je me retrouve entouré des supermarchés Maxi, IGA, Métro et Provigo (oui, les 4) ; il y a les fruiteries, et c’est bien, mais les produits offerts dans tous ces différents centres d’alimentation ne varient pas. L’ordinaire est un peu moins inspirant. Tout comme The Clash, au milieu des allées du gigantesque Provigo Angus, je me sens “all lost in the supermarket”. Je me demande toujours comment un endroit si grand, qui promet autant, n’offre qu’en réalité si peu.
I'm all lost in the supermarket
I can no longer shop happily
I came in here for a special offer
A guaranteed personality
I'm all lost
I'm all lost
I'm all lost
Même si ça sonne un peu négatif, ce ne l’est pas tant que cela! C’est juste que mon nouvel ordinaire issu du changement quartier me force à transformer mon rapport à ma pratique de la cuisine. Et je crois qu’après tout, c’est pour le mieux, je vous expliquerai pourquoi et comment dans une prochaine infolettre.
À très bientôt,
Thomas