L'herméneutique du vin et autres réflexions
Pensées sur l'infolettre, l'écriture culinaire, ma rencontre avec le vin, etc.
L’infolettre de cette semaine devait être un foodboard, mais je ne me sentais pas vraiment inspiré. Un tableau d’inspiration culinaire conçu sans inspiration aurait été des moins inspirants. C’est pourquoi j’ai choisi de vous partager des réflexions sur l’écriture et la nourriture. Il faut dire que j’ai commencé La Lettre Gourmande il y a presque 6 mois. J’ai accumulé quelques réflexions qu’il me ferait du bien de partager!
Note : Je ne publierai plus selon le même calendrier, j’explique pourquoi à la fin de l’infolettre.
J’ai commencé à travailler sur le projet d’infolettre il y a bientôt un an. L’idée m’était venue après la lecture d’un passage d’un livre d’Abdelwahab Meddeb, dans lequel il décrivait un repas avec une incroyable finesse et une justesse dans les mots. Il arrivait à rendre compte de son expérience gustative, de la texture et des saveurs à l’aide des mots qui s’étendaient sur ses pages. À ce moment-là, je trouvais que tout ce qu’on écrivait sur la nourriture à Montréal était extrêmement ennuyant – ce l’est toujours, si vous voulez mon avis –, n’étant que des paragraphes bourrés d’un champ sémantique fort circonscrit et abstrait : « généreux, honnête, familial, copieux, authentique, original, etc. », ou encore des énumérations des ingrédients se trouvant dans les plats. Rien de cela ne rendait compte de l’expérience que je ressentais lorsque je passais une soirée entre amis autour d’une table. Comme je ne m’intéressais pas à l’univers culinaire depuis longtemps, je me disais que ce plaisir et ces émotions que je ressentais étaient dues à ma naïveté. Le texte de Meddeb me restait toutefois en tête et s’opposait à cette idée, lui qui réussissait à faire apparaître dans ses lignes l’intensité et la plénitude de l’expérience gustative (la bonne). Peut-être, pouvais-je essayer d’en faire de même?
L’idée d’écrire sur la nourriture sans avoir de connaissance préalable m’intimidait un peu, je me voyais d’abord comme un imposteur. Je n’ai travaillé dans des cuisines que peu de temps, entre 16 et 18 ans, et ce n'étaient pas des cuisines étoilées, loin de là : une rôtisserie, un steak house à Banff et le McDonald’s de Canmore (j’y travaillais pour la vue sur les montagnes, pas par plaisir). Contrairement à la plupart des figures littéraires écrivant sur la bouffe, je ne pouvais pas en discuter depuis une position “d’expert”. Je devais d’abord assumer la naïveté de mon écriture. Ce n’est pas négatif selon moi, au contraire, je crois que ça fait place à plus de curiosité et d’enthousiasme qui enrichissent mon écriture. Pour ce qui est du vin, ça ne m’intéressait que depuis peu. À bien y penser, mon rapport au vin s’est développé de façon similaire à celui avec la littérature. Permettez-moi une digression.
Le premier livre que j’ai lu de moi-même, après l’enfance, était La Lenteur de Milan Kundera, alors que j’étudiais le cinéma en 2019 (oui, à 21 ans, c’est tard, mais je me suis rattrapé depuis). C’était la première fois que je lisais un roman d’un coup. J’ai dû le commencer vers 15h de l’après-midi, alors qu’il pleuvait à l’extérieur. Ma lecture n’a été interrompue qu’une demi-heure, le temps de souper, et je l’ai terminée vers 22h. Ce livre avait réussi à aller me chercher au bon endroit, et à partir de ce moment, je suis tombé dans la littérature. Moi qui étais certain de me diriger vers le cinéma, je m’inscrivais un an plus tard en littérature comparée. À chaque lecture, ma perception de ce qu’est “la littérature” est affectée ; cette mobilité et cette permanente évolution est ce qui m’y plaît. J’aime aussi me sentir en échange avec le livre que je lis, c’est une rencontre avec lui, ou avec son auteur·rice. Je crois que c’est similaire pour le vin, davantage le “naturel”. Lors de mon premier séjour à New York, en décembre 2021, avec Mathilde, nous sommes allés à une pizzeria que m’avait conseillée la gérante du Gia ; elle m’avait donné une entrevue pour y travailler en service (la fermeture des restaurants due au confinement instauré la semaine suivante a fait que je n’ai eu le temps d’y travailler qu’un soir…) deux jours avant mon départ, et elle avait gentiment écrit à un ami, le propriétaire du Ops Pizza à Brooklyn, pour qu’il nous fasse une place le soir de notre arrivée. Les pizzas étaient exceptionnelles, mais j’ai surtout été marqué par ce que nous y avons bu. Les verres qui nous ont étés servis ont fait exploser ma conception du vin. Le seul dont j’aie retenu le nom, car à l’époque je ne portais pas trop attention à ce que je buvais, était Tête de Citron, de Jérôme Balmet, un gamay ; mon verre précédent était un vin de macération, dont je n’ai pas souvenir du nom. Les limites qui délimitaient ma conception l’objet “vin” ont volé en éclat ; ça goûtait quelque chose que je n’avais jamais goûté avant ; je sentais qu’il y avait un caractère dans ce que je buvais ; s’adonner à ressentir l’expression du goût, était en soi plaisant, curieux et stimulant, cela parce que je sentais qu’un “surplus de sens” habitait le vin. Ça faisait appel à une symbiose des capacités sensibles et de l’esprit, comme si une idée à interpréter habitait le breuvage. Ça a changé mon rapport au vin, mais aussi au goût en général.
Goûter des vins est devenu, avec le temps, une activité similaire à celle de déchiffrer des formulations abstraites ou philosophiques. Le jeu qui s’opère dans la lecture d’une phrase un peu abstraite de Jacques Derrida, par exemple, n’est pas si loin de celui qui se met en place lorsque je bois une bouteille, disons Lumière des sens de Jean-Pierre Robinot (c’est loin d’être ce que je bois au quotidien, mais c’est un vin qui contenait beaucoup de ce “suprplus”, dont j’ai parlé plus tôt), et que j’entre en relation avec le vin. Dans la phrase, comme dans le vin, la rencontre s’organise comme une correspondance entre l’expression et mes acquis, mes présomptions, etc.
Dans les deux cas, je peux interpréter. Tout comme je peux écouter la sonorité de la phrase, je peux suivre avec attention l’évolution en bouche de la gorgée de vin. Dans les deux cas, ce sont des expressions qui suscitent des lectures, des images, des émotions, des idées... Il en va de même pour la nourriture, qu’elle vienne du restaurant, de bon·ne·s ami·e·s, de la famille, ou de soi-même.
C’est cet échange que j’articulais lorsque j’ai fait la promotion de l’infolettre en novembre dernier, avec la formule : « explorer le potentiel littéraire de l’univers culinaire ». Le geste de lecture et le geste de déguster ont une grande proximité.
Ce que j’ai réalisé, en écrivant plus d’une vingtaine de textes portant sur la bouffe, c’est que ce dont je pensais manquer – une expertise dans le domaine de la gastronomie –, venait de soi. Du geste d’écriture jailli le culinaire. Ne pas avoir les codes m’a donné la possibilité d’en parler plus librement, et de le laisser venir de lui-même dans mes textes.
L’infolettre m’a aussi permis d’être discipliné dans mon écriture, mais je sens que le cadre de publication que je m’impose est peut-être trop rigide : une semaine, un plus long texte, l’autre, un agencement de texte et d’images (le foodboard). Je sens que ça freine ma création, que je ne peux amener mes textes jusqu’au bout, car je dois les publier à un moment précis. Je sens parfois que je publie mes textes avec précipitation, et qu’ils gagneraient à être ruminés un peu plus. Ce qui au départ m’était nécessaire pour créer, est devenu une limitation. Plusieurs ami·e·s m’ont récemment dit qu’ils étaient en retard dans leur lecture de mes textes, peut-être qu’avoir un rythme un peu plus lent ne serait pas mauvais.
Il m’arrive aussi d’avoir envie de publier de façon spontanée. Par exemple, la semaine dernière, j’ai goûté à d’excellents manouches au café Chez Téta sur le Plateau Mont-Royal. En plus, ils ne coûtaient que 5$. Je sentais le besoin urgent de partager ma découverte et mon impression immédiate, publier deux infolettres dans la même semaine me semblait un peu assommant.
Je crois que je vais laisser tomber le calendrier actuel et voir comment ça se passe. Si c’est un échec, je reprendrai le cadre actuel de publication. J’ai l’impression que ça va me permettre de plus profondément explorer le potentiel littéraire de l’univers culinaire, de mieux décrire les plats que j’ai mangés au restaurant, de partager plus en détail ma lecture d’un vin, et de faire des infolettres plus variées (des entrevues, peut-être…).
J’ai l’intuition que c’est la bonne chose à faire. L’avenir nous le dira.
Restez gourmand·e et à très bientôt,
Thomas
Éloge de la lenteur et longue vie au slow food!