Je faisais mes courses au Marché Jean-Talon cette semaine et j’ai eu le bonheur de remarquer que les kiosques étaient enfin installés dans la section extérieure. J’y étais pour acheter des rapinis, des champignons et des oignons verts. En me dirigeant vers la sortie, je me fis bousculer par une dame qui marchait de reculons, son appareil photo pointé vers l’allée centrale du marché. Elle s’excusa, bien sûr. Les marchés attirent souvent les touristes, moi inclus.
Cette bousculade m’a fait tomber dans mes souvenirs. Elle m’a ramené dans un lieu bien précis dont j’aimerais vous parler le temps d’une infolettre. Il s’agit d’un marché de l’autre côté de l’océan. Le plus vieux de Paris : Le marché des enfants rouges.
J’allais en faire un récit détaillé, mais comme mes souvenirs se reconstruisaient en fonction de notes éparpillées dans mon carnet de voyage, j’ai cru bon de vous parler de cet endroit en fragments. Composé de souvenirs, de notes de mon journal et de photographies, ce texte tentera de rendre compte d’un lieu d’exception.
J’étais à Paris depuis deux jours et je marchais mon dixième kilomètre de la journée. Les neufs précédents avaient été faits en zigzaguant d’une librairie à l’autre dans le Quartier-Latin, avec l’espoir d’en trouver une qui soit ouverte. Au moment d’acheter mes billets d’avion, j’avais oublié que les Français·es ont un mode de vie plus sain que nous, et qu’ils prennent des vacances à la fin de l’été. À mon plus grand désarroi, toutes les bouquineries que j’avais souhaité visiter affichaient un papier sur la porte : « Fermé, retour le 28 août ». Une des seules “librairies” d’ouvertes était la boutique de tote bags numéro 1 à Paris –vous l’aurez deviné·e–, le Shakespeare & Companie. Qui n’a pas envie de faire une file de soixante personnes pour errer dans l'abri de la lost generation? Je n’y suis pas entré, mais j’ai zyeuté leurs livres rares se trouvant dans le local à côté.
Je traversai donc vers la rive gauche de Paris par le pont de l’Archevêque en jetant un regard plus ou moins intéressé sur les ruines de la cathédrale. La Seine traversée, je m’enfonçai dans Le Marais. Les rues de Paris appellent à être désorienté, à s’y perdre ; on y tourne en rond allégrement et on tombe sur des lieux un peu comme par magie. Certains nous sont anodins, mais d’autre semblent nous avoir été destiné.
Depuis la rue, je ne distinguai pas immédiatement qu’il s’agissait d’un marché. Une plaque sur le mur à ma droite indiquait quelque chose comme : « Marché des enfants rouges : fondé en 1625, il s’agit du plus vieux marché de Paris ». Je traversai le portail métallique comme l’on fait d’autres durant 397 années.
Comme les librairies, les kiosques d’ouverts se faisaient rare. J’avais un petit creux ; avec chance, une fromagerie était ouverte, je pris donc un morceau de Comté 24 mois que je mangeai en circulant entre les allées du petit marché. Je remarquai que plusieurs restaurants se trouvaient dans le périmètre.
23 août 2022, 19h53 :
J’entrai au marché pour une cinquième fois en sept jours, mais accompagné de ma copine Mathilde, et de Magali, qui arrivaient de Lyon. Nous nous rendîmes chez Les enfants du marché, un des restaurants qui, lors de mes visites précédentes, m’avait semblé le plus animé. On nous installa au comptoir. De l’autre côté : la cuisine. On a rarement la vue sur les gens qui préparent nos plats, le chef était impressionnant à voir aller.
Nous répétâmes trois fois au serveur que nous parlions français afin d’économiser nos tympans de son anglais grinçant. Il nous amena toutefois un bon vin de macération. Quelques instants plus tard, nos plats étaient servis.
Des ingrédients composant le plat de pieuvre grillée, plusieurs ne sont plus en ma mémoire. Je me souviens d’une purée de couleur orangée, probablement de patate douce. Un goût légèrement piquant, de piment sûrement, rivalisait avec la douceur. Il y avait aussi de la salicorne, c’était la quatrième fois que j’en trouvais dans un plat depuis le début de mon voyage. Poussant sur les berges, cette herbe croquante s’associe à merveille à des fruits de mer. Des pommes de terre rattes étaient aussi de la partie. Le poulpe, terme privilégié par les Français·e·s pour discuter du même mollusque auquel on réfère généralement à l’aide du terme « pieuvre », avait une texture exceptionnelle. Avec le doux/piquant de la purée au fond de l’assiette, c’était extraordinaire. La salicorne, que j’avais manquée à ma première bouchée, ajoutait une salinité et une fraîcheur supplémentaire qui transformait l’équilibre du plat.
Le couchant laissait ses marques roses sur le ciel. Nous terminions notre dernier verre de vin. L’atmosphère générale était unique, au cœur de ce marché, je me sentais dans une bulle idyllique. J’étais si bien. Si bien entouré, si bien rassasié, dans un espace ayant un charme que je ne retrouve pas même dans mes songes.
5 mai 2023 :
J’ai été imprégné par les émotions qui m’habitaient à ce moment, aux Enfants du marché. J’avoue avoir un peu oublié les deux autres plats que nous avions partagé·e·s. Ça n’a pas trop d’importance en fait. La combinaison des émotions suscitées par la nourriture et l’environnement étaient comme la combinaison de bons ingrédients dans un plat mémorable.
24 août 2022, 15:02 :
Nous avons entamé·e·s la journée à la fondation Cartier, où était présentée une exposition rétrospective de la peintre Sally Gabori. C’était une magnifique exposition. D’abord, l’espace de la fondation Cartier est unique. Les murs sont essentiellement des vitres qui donnent sur leur jardin qui est vaguement une petite jungle urbaine. Le regard circule doucement entre les tableaux et la végétation.
Les œuvres de cette artiste autochtone de l’Australie, qui n’a commencé à peindre qu’à l’âge de 80 ans, étaient de magnifiques expressions de la topographie du golfe de Carpentarie, d’où elle est originaire. Le lieu était parfait pour exposer ses immenses tableaux, voyez en plus ici.
Nous nous sommes ensuite rendu·e·s dans le Marais, et un petit creux dans l’estomac nous a forcé·e·s à faire une escale au Marché des Enfants Rouges. Nous avons pris place au restaurant créole Corossol où nous avons partagé trois assiettes. La serveuse nous avait conseillé les accras de morue, et ils étaient effectivement trop bons, les ailes de poulet l’étaient aussi –comme toujours dans les restaurants créoles. C’était un repas léger et énergisant, qui faisait changement. Les personnes y travaillant étaient super gentilles aussi, ce qui n’est pas caractéristique de tous les établissements de Paris, j’ai remarqué.
25 août 2022, 18h50 :
Nous revoilà au Marché des Enfants Rouges, encore une fois. Bien que mes journées ne se déroulent pas dans le quartier, elles s’y terminent un jour sur deux depuis le début du séjour.
Nous sommes à une table du Butcher of Paris. L’avant-veille, nous avons vu sur une des tables un panier de pain avec un géantissime bloc de beurre auquel nous avons tous·tes les trois rêvé la nuit dernière. Le serveur est aussi super accueillant. Il nous raconte que leur boucherie a ouvert ses portes il y a six mois, et il nous dit quelques mots sur leur rapport de proximité avec les producteurs. Nous nous laissons appeler par une planche de charcuterie ; nous nous en sommes composées quelques-unes par nous même à l’appartement, mais nous n'en avons commandé nulle part encore. Avec elle, un Cabernet Franc : La Distraite, Château La Franchaie. Ils ont de vraiment belles coupes de vin ici, j’apprécie encore plus ce cabernet franc de la Loire, qui au Québec aurait coûté le triple... sans joke, ça fait l’apprécier encore plus.
La planche de charcuterie est incroyable. Nous nous attendions à des saucissons et des viandes séchées, mais ce n’est pas ça du tout. Il y a une terrine, des viandes froides et une saucisse de boudin. J’en mange assez rarement, donc je peux difficilement comparer, mais ce boudin est absolument exceptionnel. L’assaisonnement est super, et c’est peu ferreux, ce qui le rend plus facile d’approche pour Mathilde et Magali qui n’y ont jamais goûté. Ce n’est pas fait pour tout le monde, mais pour ma part, j’adore. Le pain au levain est super bon, le beurre qu’on y étend aussi –bien que nous n’ayons pas la montagne que nous avons vu l’autre jour.
20:18 :
On quitte le marché à la recherche d’un endroit où souper. L’apéro était trop bien ; il serait difficile de trouver mieux. La lumière orangée gratte la cime des immeubles.
Avant de m’intéresser à la littérature, j’ai pratiqué pendant environ cinq ans la photographie. J’en fais peu, depuis les trois dernières années. Les voyages sont des occasions pour moi de renouer avec cette pratique que j’ai involontairement délaissée. Je suis content d’avoir pu inclure quelques photos dans cette infolettre. Elles n’ont été prises qu’avec un petit “point and shoot” et sur de la pellicule basse gamme, mais je les aime bien, surtout celle au Butcher of Paris.
Enfin, j’espère avoir réussi à rendre compte de ce marché bien spécial à mes yeux.
À bientôt,
Thomas
vive le marché des enfants rouges!!!