Bonne année! Je vous partage ce matin, tandis que vous faites la grâce matinée, mon meilleur souvenir culinaire de 2023. Bonne lecture!
Je sortis de l’Université de Stockholm vers 17:30, plus détendu que jamais. J’avais donné ma première présentation dans un colloque académique quelques heures plus tôt ; elle s’était merveilleusement déroulée. La pénombre était bien installée depuis trois heures de l’après-midi. La neige qui s’était mise à tomber au même moment éclairait la nuit précoce.
Je rentrai à l’auberge de jeunesse me doucher et me changer, avant d’aller souper. Une personne occupant le même dortoir que moi empestait la grande pièce dans laquelle s’alignaient deux séries de lits simples. Je fuyais cette chambre autant que possible, j’y entrais de reculons chaque fois que venait le temps de m’y réfugier pour la nuit. Sacrifier le confort d’une chambre d’hôtel était le prix que je m’étais engagé à payer afin de me libérer le budget pour manger à certains des meilleurs restaurants de la ville.
Je sortis du métro à la station Odenplan, et je marchai vers Främmat, un restaurant qui m’avait été vivement conseillé par d’autres personnes participant à la conférence. Quelqu’un attendait devant, à mon arrivée. Nous nous reconnûmes immédiatement : nous étions assis côte à côte durant les présentations du dernier panel de la journée. Jonatan me dit qu’il attendait un groupe ayant réservé des mois à l’avance pour une place dans ce petit restaurant, installé au sous-sol d’un bloc. Nous échangeâmes un peu. Il me dit qu’il avait fait son doctorat en littérature, en France, si ma mémoire est bonne. Sur la représentation des chefs masculins dans les émissions de cuisines anglaises, si mon souvenir est juste. J’entrai dans le restaurant afin de savoir s’ils avaient une place pour moi ; ils étaient pleins pour la soirée. Je saluai Jonatan et retournai sur mes pas.
Je m’arrêtai sous un néon vert indiquant “Café Tranan”. De l’extérieur, la salle paraissait comble. Un groupe de trois personnes regardait le menu affiché à droite de la porte. J’entrai demander une place, et on m’indiqua qu’elle serait prête dans les dix minutes suivantes.
Je fis le tour du bloc, puis je me retrouvai à nouveau sous le néon vert. J’entrai. Un couple âgé me rejoint dans le portique, et se glissa devant moi. Le monsieur laissa tomber avec un accent : “Sorry, we have reserved”.
Je répondis : « Moi aussi j’ai une réservation.
- Ah, mais vous êtes Canadien ?
- Québécois, en fait.
- Ah c’est vrai, ce n’est pas la même chose. », répondit le couple français en riant.
« Si vous me promettez de vous souvenir de la différence, la prochaine fois que vous entendrez un accent similaire au mien, je vous pardonnerai d’être passé devant moi sans poser de question. », ajoutai-je avec un sourire bienveillant. Ils rirent, puis on m’appela afin de me diriger à ma table. Un rideau coupait le portique de la salle ; le traversant, je mis les yeux sur une des plus belles salles à manger que j’avais visité jusqu’alors.
J’avais été frappé à Stockholm par l’harmonieuse combinaison de l’historique et du moderne dans l’architecture et le design urbain. À Montréal, dès qu’un promoteur immobilier met la main sur une veille maison shoebox, il s’empresse d’y construire deux étages au-dessus et de les recouvrir d’un revêtement extérieur des plus horribles et sans âme. Vous devriez voir la laideur de ce qu’ils ont bâti en face de chez-moi… Bref, la salle à manger du Tranan, qui reçoit des invité.e.s depuis 1929, représente avec merveille l’intégration harmonieuse de la modernité dans un espace historique.
Je commandai les boulettes. Il aurait été fou d’aller en suède sans y goûter. La serveuse, en uniforme noir et blanc, me fît goûter deux des vins au verre servis : un pinot noir allemand et un garganega vénétien. Elle me remplit un verre du second. Je lui posai une question sur le bar à vin voisin, appartenant aussi à Tranan, et elle m’indiqua qu’un autre bar se trouvait sous nos pieds. Un artiste devait y performer dans les prochaines minutes ; elle me conseilla vivement d’aller y prendre un verre après mon repas.
Des chandelles, posées sur chacune des tables, éclairaient les visages et les assiettes. Elles étaient assistées par des luminaires vêtus d’abat-jours verts, tombant du plafond. Certaines ampoules s’étiraient au-dessus des abat-jours afin de mettre en lumière des peintures habillant les murs.
La neige, constatai-je, buvant une deuxième gorgée de vin, tombait soudainement à un rythme irrégulier. Mes yeux firent le focus vers l’intérieur de la salle, où le rythme avait aussi brusquement changé. Tous les éléments de l’espace vibraient différemment, tout à coup.
Je profitai de l’interruption séparant la prise de ma commande et sa réception pour aller à la salle de bain. Je ne la trouvai point. “It’s right down the stairs, to your left”, m’indiqua-t-on.
La descente de l’escalier se fit comme au ralenti. Chaque marche me rapprochait des battements de ce qui m’apparu être le cœur de Stockholm en cette nuit de novembre. La foule, au sous-sol du Café Tranan, débordait de tous les côtés. Les regards orientés avec passion vers la scène attendaient patiemment le signal de la mélodie autorisant les corps à vibrer dans leur entièreté au son de la musique. La dernière marche de l’escalier m’aggrippa, et mon regard fut aussi absorbé par la scène. La mélodie se calma quelque peu, le temps de quelques notes, laissant toute la place à la voix qui répéta quatre fois : “All done and dusted, I’m here and that’s enough”. Puis, les enceintes projetèrent vers la foule le signal tant attendu. Les corps vibrèrent en cœur. Leurs échos firent vibrer le sol, et la flamme des chandelles sur les tables à l’étage supérieur. Les cuisiniers quittèrent leur poste et m’entourèrent, sur le dernier palier de l’escalier, afin de pouvoir raconter à leur coloc, le lendemain, avoir vu de leurs yeux propres l’épicentre du tremblement de terre ayant fait vibrer tout Stockholm la veille.
Je serais bien resté au sous-sol, mais les boulettes n’allaient pas tarder à trouver ma table. Les cuisiniers rentrèrent en cuisine, j’allai laver mes mains, et je remontai. Le son remonta l’escalier avec moi, et se faufilla entre les tables jusqu’à mon oreille, tandis que je reprenais place. Je sentais l’énergie du sous-sol traverser le plancher et se répandre dans le mobilier et les corps habitant la salle à manger.
Présenter avec esthétisme des boules brunes surmontées de sauce brune est un défi que je n’ose m’imposer ; les cuisiner.ère.s du Tranan ont toutefois réussi à déposer sur la nappe à carreaux recouvrant ma table une assiette d’une splendide beauté. La purée de patates aurait pu être confondue avec le sommet d’un mont de ski le lendemain d’une tempête y ayant déposé près de 50 cm de neige. Une petite assiette voisine était garnie d’une sauce aux baies d’Airelles et de concombres marinés.
Je creusai avec ma fourchette dans la butte de purée de pommes de terres dont la texture était d’une souplesse remarquable. Elle fondit sur ma langue comme une première neige sur la chaussée. Je pris ensuite une bouchée des boulettes suédoises. Rien n’aurait pu me préparer à cette rencontre émouvante. Les saveurs contenues dans ces sphères de viande hachée brisaient toutes mes attentes fondées sur mes expériences passées. La sauce était aussi un régal, mais les boulettes en elles-mêmes étaient si riches en goût qu’elles auraient pu être servies seules. Leur composition agençait avec précision le goût de la viande, à celui d’épices et un goût quasi fruité dont je n’aurais su reconnaître la source. Elles étaient remarquables.
Je dus déposer ma fourchette et reposer mon dos sur le dossier de ma chaise. Je pris une gorgée de vin, puis je regardai mon assiette, et la salle. Rares sont les occasions durant lesquelles on reconnaît, avant qu’ils soient loin derrière nous, les moments précieux que l’on portera en mémoire pour le reste de notre vie. J'eus la chance de m’en rendre compte à ce moment ; ce n’était pas que les boulettes qui se devaient d’être savourées, je devais m’imprégner au mieux, à l’aide de tous mes sens, de l’ensemble au sein duquel je me trouvais.
J’entendais, chanté au loin, Once in a Lifetime des Talking Heads, ce qui m’étonna vu l’ambiance plus techno des pistes précédentes. J’interprétai le tout – vu le titre de la chanson – comme un signe additionnel de l’importance du moment que je vivais, puis je pris une bouchée des concombres marinés. Leur acidité contrebalançait parfaitement le gras des boulettes. Je déposai sur ces dernières les baies d’Airelles ; leur membrane était aussi fine que chacune des drupes d’une mûre (la drupe, c’est le nom que j’ai trouvé sur internet pour parler des petites “bulles” composant le fruit du mûrier). Moins charnues que des canneberges, elles se mêlaient harmonieusement à chaque bouchée.
Je terminai mon assiette, et on me demanda si ça m’avait plu. J’aurais pu ne rien répondre, une simple lecture de mon visage aurait suffi à communiquer le bonheur que m’avait procuré le plat.
Je pris la facture, et me rendis au sous-sol. Le concert venait à peine de terminer, malheureusement. Je pris une bière au bar, et comme j’avais laissé mon carnet dans mon sac à l’étage supérieur, j’ouvris l’application notes de mon téléphone. J’y entrai certains des détails qui, quelques semaines plus tard, m’aideraient à partager, dans une infolettre, certainement, cette soirée mémorable au Tranan.
Je pus aussi voir sur une pochette de vinyle fraichement autographiée, le nom de l’artiste. Je demandai au couple s’étant procuré le 33 tours si c’était un artiste connu. Ils me répondirent qu’il n’était pas si connu, mais excellent. Le jeune homme insista sur la nécessité d’aller écouter les deux dernières mixtapes.
Je terminai ma bière, et remontai à l’étage, où l’ambiance était déjà plus calme. Je demandai mon manteau et mon sac, que la serveuse avait rangés dans le cellier. Je ne sais pas pourquoi cet emplacement particulier. On me salua gaiement alors que je me dirigeais vers la sortie.
Dehors, la nuit était silencieuse. Des flocons s’abattaient toujours sur mon visage. Des autobus et quelques Volvos circulaient. Je profitai du réseau wifi du Pressbyrån de la station de métro pour télécharger sur mon téléphone les deux dernières mixtapes de Joshua Idehen : Stretch for the Stars et Learn To Swim, A Mixtape. Les douzes chansons m’accompagnèrent jusqu’à l’hôtel, et rythmèrent le reste de mon séjour dans la magnifique ville de Stockholm.
Un peu plus d’un mois plus tard, déambulant la nuit dans ma ville, je lance à l’occasion ces quelques titres, qui me ramènent en Suède, dans ce trajet séparant Restaurang Tranan et ma chambre d’auberge de jeunesse nauséabonde.
Liens :
Learn To Swim, A Mixtape de Joshua Idehen
Stretch for the Stars de Joshua Idehen