Bonjour! J’espère que vous allez bien en cette fin janvier. Pour ma part, je me suis laissé emporter par mes souvenirs d’été en regardant tomber les flocons par ma fenêtre. Vous savez bien que mes souvenirs sont constitués majoritairement de parfums et de saveurs, mon esprit m’a donc mené à un restaurant sur lequel je suis tombé par hasard à Bruxelles, lors de mon voyage en Europe en août dernier. C’est le premier chapitre d’une série d’infolettres portant sur des souvenirs culinaires de voyage, que j’intitule simplement : Carnet de voyage.
Accompagnez ce récit d’un café ou d’un thé afin de vous mettre confortable quelques minutes, et de vous laisser emporter.
J’étais arrivé en France avec l’intention de pouvoir, à la fin de mon séjour, répondre à la question : Paris ou New York? Mathilde et moi étions dans un autobus en direction de Bruxelles, notre dernier arrêt du voyage. À bord, je me suis mis à mettre en comparaison différents aspects des deux villes que j’avais pu visiter durant l’été. Toutefois, je sentais que malgré les cinq jours passés en Bretagne depuis notre départ de la capitale française, je n’avais pas encore suffisamment de recul pour réfléchir sur la question. L’autobus, traversant la Flandre, s’approchait de Bruxelles.
Notre premier après-midi dans la capitale européenne ne nous avait pas totalement convaincus. L’ambiance de la ville était particulière, soulignions-nous, le lendemain matin, devant un pain aux poires et des boissons chaudes nous ayant coûté un peu trop cher à notre goût. C’était assez gris comme matinée. Nous avions quitté notre chambre d’hôtel à 8:30 pour nous rendre dans un quartier au sud-est de la ville où se trouvaient plusieurs cafés. Durant notre marche d’une quarantaine de minutes, nous n’avions croisé qu’environ trois personnes, c’était pourtant samedi. Je terminais mon cortado, quand Mathilde me dit soudain : « En fait, je trouve que Bruxelles a l’air du Vieux-Montréal, mais en plus gros. » ; elle et moi savons que nous sommes quelque chose comme des âmes sœurs, car nous avons très souvent la même idée au même moment : c’était une de ces fois. Il s’avère aussi que cette affirmation précoce, rapprochant Bruxelles et le Vieux-Montréal, se montrerait de plus en plus juste au fil des jours, du moins à notre esprit. La décision d’aller à Bruxelles avait été prise à la dernière minute, nous n’y connaissions rien, contrairement à Paris, sur laquelle j’avais fait des recherches de niveau doctoral sur les restaurants et les marchés méritant d’être visités ; nous n’y connaissions personne non plus, contrairement à la Bretagne où nous avions eu droit à des visites, guidés par nos hôtes. Bref, on avait un peu de difficulté à digérer ce constat, déjà que le prix du café nous donnait des maux de tête, c’était mal parti. Heureusement, nous savions que nous allions passer la journée à baigner dans les tableaux de la Renaissance flamande et dans ceux de Renée Magritte aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, ce qui nous donnait de l’espoir. Nous prîmes donc la route vers ces derniers. Le ciel était toujours gris, du même ton que les dalles sur le sol ; quelques passants s’étaient ajoutés, animant un peu les rues.
Dans notre errance, attendant l’ouverture du musée, nous rencontrâmes un commerce dont la devanture peinte vert forêt nous fit tourner la tête. Sur la fenêtre un imprimé indiquait : « Boulangerie-Pâtisserie ». Il y avait aussi un enseigne en néon dessinant une tasse de café et le nom « Elbow », sous laquelle il était inscrit : « lunch counter ». Nous nous immobilisâmes et jetâmes un regard l’un à l’autre. De la porte entrouverte, sortaient deux choses notables : une senteur dans laquelle étaient combinés un agréable parfum de café et une odeur de viande fumée, et le son d’une musique que nul ne peut espérer entendre en plein milieu du continent européen, celle de Bob Dylan. Nous étions à la fois intrigués et fascinés par la particularité de ce lieu : « On essaye? », dis-je à Mathilde. Nous prîmes place au comptoir.
« Can I offer you a cup of coffee? », nous lança un accent british, ou scottish. Les voix étaient fort disparates dans le lieu. Des enceintes, provenait celle de Bob Dylan chantant « Girl from the North Country », de l’autre côté du long comptoir où nous étions installés, il y avait l’accent dont nous ne savions distinguer la source, et du nôtre, nos voix qui refusaient poliment la proposition du café. Il y avait un autre comptoir devant la fenêtre, où il était possible de s’installer sur les mêmes tabourets de cuir brun ; un mince comptoir additionnel s’allongeait sur le mur derrière nous. Le tout me faisait penser à un dinner newyorkais où les cols-bleus, les artistes, les étudiants et les gens en complet se réunissent – probablement le seul type de lieu sachant réunir une clientèle aussi hétérogène – pour se nourrir d’un sandwich, boire un soda ou un café et croquer dans quelques frites en feuilletant le journal avant de reprendre le boulot. Un magnifique porte-manteau en bois garnissait l’espace et quelques affiches tapissaient les murs. Nous regardâmes le menu qui était présenté sur un imprimé recto verso plastifié présentant l’essentiel : les noms des sandwichs, le type de pain, le type de viande et le prix ; des boites lumineuses surplombant le comptoir diffusaient les mêmes informations. Le commis, à la fois cuisinier et peut-être propriétaire, se nommait Eliot. Un bandeau était installé sur son front, ses lunettes rectangulaires aux branches métalliques étaient déposées sur son nez, un tablier blanc protégeant une chemise blanche à manches courtes entourait à sa taille ; il nous expliqua que leur restaurant était spécialisé dans les sandwichs de pastrami. Cette spécialité, toutefois, n’est au menu que le samedi. « It takes time to make good things », dit-il, en expliquant qu’ils prenaient la semaine en entier pour préparer leur pièce de viande. « We make everything in house, well, almost everything...everything we can », ajouta-t-il fièrement en pointant les cornichons marinant dans de larges bocaux et les pains se trouvant dans des boites de plexi glace. Ils ont même leur propre mélange de café. Notre appétit n’était pas très grand, nous prîmes la décision de nous partager un sandwich-déjeuner et nous optâmes pour celui au bacon de pastrami.
L’exécution avait lieu devant nos yeux : sur une plaque chaude, Eliot posa une belle quantité de bacon finement coupé. Il cassa ensuite les œufs, et avec une dextérité remarquable, il les brouilla à l’aide de deux spatules ; sa technique était impressionnante. Il déposa ensuite des tranches de fromage sur les œufs et couvrit le tout, encore sur la plaque, d’un couvercle métallique afin de créer un dôme de chaleur. Il ouvrit un pain sous-marin et y mit tous les ingrédients. Le sandwich, encore à distance, dégageait des effluves qui parvenaient à nos narines. Eliot trancha le sandwich en deux et le posa dans une assiette qu’il glissa devant nous après l’avoir couronné d’un demi-cornichon tranché sur la longueur. Le bacon de pastrami était fumant. Devant des repas qui nous enchantent, ma copine et moi ne savons pas nous contenir. Nous laissâmes en même temps échapper un « Ouuuhh ». Eliot nous souhaita bon appétit et nous nous lançâmes.
La particularité du bacon de pastrami, constatai-je à ma première bouchée, est qu’il se détache bien plus facilement que le bacon traditionnel. La chose embêtante avec les sandwichs ayant du bacon, c’ est qu’il refuse catégoriquement la coupure qu’implique la bouchée : on finit toujours par partir avec l’ensemble du morceau, ou de l’abandonner, se le réservant pour la bouchée suivante. On n’a pas ce problème avec le bacon de pastrami, qui est d’ailleurs beaucoup moins gras, ce qui laisse plus de place au goût intrinsèque de la viande. Le fromage était excellent, on était loin des tranches singles. Il avait fondu sur les œufs qui étaient encore légèrement baveux. Une sauce de piment accompagnait le sandwich, elle était fort épaisse et d’une couleur fort saturée. La relation de chacun et de chacune avec les piments est toujours personnelle ; pour ma part, j’aime bien essayer les sauces piquantes, je les apprécie bien de façon générale, mais appliquées avec parcimonie. Je trempai ma seconde bouchée du sandwich dans cette dernière et je fût si agréablement surpris! Le ratio piquant/saveur était extrêmement bien balancé, c’était unique en son genre, le goût était très généreux, le piquant n’était que sur la langue et se faisait de plus en plus discret à mesure que je mastiquais et que ma bouchée se mélangeait. La combinaison de la sauce et du sandwich était superbe. Mathilde coupa le cornichon en deux, on se fit un cheers avec et nous le croquâmes en même temps. Encore une fois, l’équilibre de l’assaisonnement était très bien calculé : un peu sucré et doucement vinaigré, comme s’ils avaient utilisé un vinaigre de cidre. Remarquant notre enthousiasme, Eliot nous offrit la seconde moitié du cornichon : « I see you enjoyed it, this one is on the house », ce qui nous lança tous les trois dans une discussion. Nous jasâmes des variantes des viandes fumées lorsque nous lui dîmes que nous étions de Montréal. Il nous parla de l’origine du Pastrami, nous échangeâmes aussi quelques mots sur New York, pendant que sonnait l’harmonica de Bob Dylan qui chantait « Honey, Just Allow me One More Chance ». Peut-être était-ce Bruxelles qui, par la voix de Dylan, tentait de nous convaincre qu’elle était plus qu’un Vieux-Montréal en grand format. Eliot devait nous trouver fort sympathiques car il récidiva avec un « coffee on the house, let me know what you think of our blend » ; je bois rarement du café filtre, si ce n’est en fin de session, quand je profite du café à 50 sous du café étudiant du Pavillon André-Aisenstadt, mais celui du Elbow était vraiment bon, aucun besoin de le noyer dans le sucre et la crème.
Nous allions nous lever pour régler l’addition et prendre la route du musée, mais notre nouvel ami est revenu nous voir, une assiette dans la main gauche : « Before you leave, you have to try the real deal. » Peut-être voulait-il avoir l’avis de clients provenant de la capitale de la viande fumée? Choyés, nous dégustâmes une tranche de leur pastrami. Nous avions la confirmation que les bonnes choses prennent du temps à préparer, car c’était excellent. La texture, les épices, le goût fumé…c’était encore une fois si bien équilibré!
De nouveau dans la rue, devant le Elbow, nous nous sentirent dépaysés d’une manière particulière. Comme si ce petit restaurant était un espace qui n’appartenait pas réellement à cette ville, comme si, à l’intérieur de ses murs, tous nos sens nous avaient fait croire que nous étions, le temps d’un repas, ailleurs complètement, de l’autre côté de l’océan, comme si...
Certains endroits vraiment spéciaux ont un caractère unique qui permet de les détacher de leur environnement extérieur. Si l’on chérit des restaurants pour leur aptitude à rendre compte de façon authentique le terroir et la tradition culinaire d’un lieu, on apprécie aussi grandement ceux qui nous font voyager. Elbow, le temps d’une heure, m’a vraiment fait croire que j’étais dans un dinner de East Village à New York, ou encore sur l’avenue principale d’une ville de la Nouvelle-Angleterre. C’est comme si ce restaurant, car n’étant pas du tout à sa place, était parfaitement à sa place. C’est un lieu qui trouble l’expérience de la ville, qui par son contraste avec elle, nous permet de prendre pleinement conscience d’où on est. C’est une sorte de trébuchement dans l’expérience qui nous réveille, qui nous ramène dans l’immédiat, dans l’ici et maintenant.
Enfin, si j’ai tant apprécié Elbow et la nourriture qui nous y a été servie, c’est peut-être justement parce que ça me rappelait tant New York. Dans tous le cas, je dois vous avouer que j’en suis sorti avec la réponse à la question à laquelle je tentais de répondre 48h plus tôt dans l’autobus.
Merci de votre lecture de cette lettre gourmande!
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À bientôt!
Thomas
un des meilleurs sandwichs déjeuner
Ça l’air délicieux! J’ai l’eau à la bouche !