Chuter à L'Express
L'Express est un nouveau théâtre chaque soir, je vous raconte celui de jeudi soir
Mon cerveau avait busté au moins 5 fois dans les deux derniers jours. J’avais eu à faire passer et à corriger un trop grand nombre d’examens pour le temps qui m’était alloué. Je n’arrivais pas à croire, en poussant la porte du Centre d’éducation où j’enseigne, à 21h00, que j’avais réussi à tout remettre, au seul prix d’un intense mal de dos issu du stress et d’une posture de correction tendue. M’assoyant dans ma Yaris, je lâchai un coup de fil à L’Express et j’envoyai un texto à Mathilde.
Après un petit stop chez-moi pour m’asperger le visage d’eau froide et changer de chaussures, je montai Saint-Joseph en essayant fort de me timer avec les lumières jusqu’à Saint-Denis, où je fis un virage à gauche sans avoir à attendre que le feu de circulation ne clignote, pour enfin descendre jusqu’à la place de stationnement qui m’attendait en face de L’Express.
J’accrochai mon manteau en entrant, ma table serait prête dans deux minutes. La salle était remplie et le bourdonnement habituel remplissait l’espace sonore. Un tour d’horizon me permit d’identifier 2 à 3 personnalités québécoises. À chaque fois que je fais à L’Express, je me rappelle qu’il y a certaines personnalités québécoises que j’apprécie. Hier, je pense avoir identifié Marc Cassivi au bar. Il me faisait principalement dos, en parlant à son voisin, mais il se tourna vers son assiette à l’instant où je scannais les lieux : la coupe de cheveux et les lunettes dessinèrent un profil, que j’imaginais être celui du chroniqueur culturel de La Presse, dont le visage se présente de face quelques fois par semaine dans l’application mobile du journal.
Je fus dirigé rapidement vers la section du fond du restaurant, et je pris place sous la photographie 2001 de l’emblématique restaurant montréalais. J’observai d’abord les cartes des vins. Celle au verso du menu d’abord. Le Seyval-Chardo des Pervenches me sauta au visage pour son prix dérisoire de 50$. Je regardai rapidement, par curiosité, la plus exhaustive des deux cartes, mais j’anticipais déjà le plaisir de renouer avec ce blanc de Farnham.
Je commandai la bouteille quelques secondes avant l’arrivée de Mathilde qui, à mon plus grand étonnement, était surprise de voir attendre sur la table un seau à glace. « Depuis quand on commande au verre? », lui demandai-je ?
La soirée commençât des plus normalement. Nous fûmes surpris par le tartare de saumon — un plat qu’on ne commande jamais au restaurant à l’habitude —, qui avait été conçu avec des influences asiatiques. On s’était attendus à un truc bien classique, mais non, et on se laissa emporter.
Arrivèrent à la table derrière Mathilde cinq dudes en chemises et costumes plus ou moins bien ajustés de bien mauvais goût. C’était le genre de gars qui écoute du Imagine Dragons en roulant à 130 dans son VUS Audi sur Décarie. Ils parlaient d’un anglais à longue portée, ce qu’au Québec, on reconnaît habituellement comme l’accent ontarien. Par longue portée, je veux dire qu’ils gueulaient comme des gars paquetés sur la Coors Light embarquant dans le métro à la sortie du concert de Nickelback au Centre Bell. Ils semblaient donner un peu de trouble à notre serveur, qui était vraiment sympathique d’ailleurs, mais rien n’avait l’air dramatique.
On terminait tranquillement notre tartare, quand tout à coup le son d’un corps se fracassant sur le sol tût tout L’Express. Vous le savez, il n’y a pas de musique d’ambiance à L’Express ; la foule est l’ambiance. Alors lorsqu’un silence surgit, c’est un très, très lourd silence. Toutes les têtes se tournèrent vers le lieu du fracas. Les personnes les plus éloignées reprirent leur conversation, ne voyant aucun danger pour leur intégrité dans un rayon rapproché. Dans notre section toutefois, le silence planait toujours, dans l’attente d’un signe de vie du corps étalé sur le sol. Rassemblés au bout du comptoir, les serveurs et busboy contemplaient la scène avec une implication minimale et une expression dans laquelle je percevais une toute petite touche d’amusement, mêlée au découragement, qui nous laissa savoir que la victime de la chute n’était pas un homme âgé ayant fait une chute de pression, et encore moins le célèbre chroniqueur culturel Marc Cassivi.
Quelques dixièmes de secondes plus tard, une main surgit du sol et s’agrippa au dos d’une chaise heureusement vide. Entre les barreaux de cette dernière, je vis, en suivant la ligne verticale du sol jusqu’à la main, les douteux motifs d’un poignet de chemise retroussé. Mon regard fît un panoramique vers la gauche, où il trouva une chaise vide et quatre dudes contemplant la scène avec un amusement, pour leur part, non dissimulé. « Esti c’est un des Ontariens! », dis-je avec plein d’excitation à Mathilde. Une deuxième main partit à la recherche d’une prise. Elle s’arrêta sur le pot en argile de la plante qui se trouve à l’intersection de la partie avant et de la partie arrière du restaurant. Les serveurs accouraient maintenant vers la scène, non pas pour soulever le barbu de Mississauga, mais pour sauver un pauvre couple qui aurait vu ses os à la moelle et son onglet de bœuf se faire fracasser par un bananier sans leur intervention. Le couple prit conscience du drame s’étant presque joué et ils se retournèrent vers le dude qui se tenait à présent debout, mais dont les cannes chambranlantes menaçaient une réplique sismique. Il fut guidé à sa chaise, deux pas plus loin, par un busboy qui prit ensuite soin de bien replacer la base du bananier et de s’assurer de sa solidité. Tout rentra dans un semblant d’ordre.
Le plat de cailles trouva une place entre le pot de cornichons et le seau à glace. Ce fut un réel plaisir de les voir déjà désossées, sur le riz sauvage et les endives. Au fond de l’assiette, il y avait une riche sauce, probablement au vin rouge. Les cuisses et les poitrines de cailles étaient succulentes. J’ai lu dans le livre du St. John qu’il faut toujours manger les cailles avec les mains, et j’avais appris pourquoi quelques semaines plus tôt avec des amis, alors que nous en cuisinions pour la première fois. J’ai donc agrippé la petite cuisse par son pilon et je l’ai mangée comme une aile de poulet. C’était la meilleure aile de poulet au monde.
« La table en diagonale derrière toi a l’air de s’obstiner avec le serveur », me glissa Mathilde. Je me retournai et vis un gars fin vingtaine au look un peu nerd argumenter avec notre pauvre serveur. La blonde du mec eut l’air de vouloir glisser à l’intérieur de son hoodie mauve tant elle eut honte de son mec lorsqu’il dit au serveur qui quittait la table : « Je sais de quoi je parle, je travaille au Milos. » Ma copine et moi retinrent notre rire ; le jeune homme avait délivré sa phrase de la même manière qu’un petit gars dirait à un autre, dans la cour d’école : ‘Mon père est plus fort que le tien’. Avec une tête comme ça, il n’est certainement pas front of house, me dis-je. Je l’ai laissé sous-entendre quelques lignes au-dessus, mais ce couple était aussi très mal vêtu ; ils étaient habillés pour aller manger du popcorn au Cinéplex Forum. Le reste de la section, et de l’ensemble du restaurant à vrai dire, était bien accoutré et semblait apprécier la nourriture.
Notre serveur a réalisé l’exploit de rester de glace lorsque le dude qui avait brossé les carreaux noirs et blancs du plancher avec sa barbe une demi-heure plus tôt a tenté de le convaincre que son vin était bouchonné. L’argumentaire de l’Ontarien dura deux solides minutes, mais le vin rouge peu translucide finit par être versé dans le verre de chacun des dudes. Mathilde et moi doutâmes de notre diagnostic. Leur accent ne sonnait pas tellement Canadien. Il n’était définitivement pas américain non plus. Nous fîmes consensus sur l’Europe de l’Est, sans pouvoir pointer une nation en particulier. Ils avaient après tout pas mal tous des têtes d’Hongrois ou de Serbes.
Je m’étouffai avec ma dernière poitrine de caille lorsque mon oreille reçu un « Cheers les boys, bon appétit ! ». Les dudes, maintenant complètement saouls, n’étaient non pas Ontariens, et encore moins Serbes. Ma copine et moi étions choqués ; nous avions eu à faire, toute la soirée, à une gang de gars du West Island.
Je dis du West Island, mais je ne sais pas exactement. Ils étaient peut-être de Gatineau. Dans tous les cas, ils étaient de ces Québécois qui, bien que tous grandis en français, parlent obstinément en anglais dans un accent dépourvu de charme sans raison manifeste.
La table en diagonale avait fait remporter leurs assiettes à peine entamées. Sûrement que leur projection de Wicked ou Gladiator II commençait sous peu. Le mec prit le chemin de la sortie en premier, abandonnant sa blonde à table. Elle le suivit une minute plus tard. « Okay, là je comprends plus rien. », me dit Mathilde avant de m’expliquer qu’elle a vu la fille au hoodie mauve faire l’accolade au serveur. Le même serveur à qui son mec a donné de la marde plus tôt. Elle avait en plus ajouté un ‘Merci pour la belle soirée’. C’est à n’y rien comprendre.
Pendant ce temps, le barbu de Baie d’Urfée faisait des aller-retours entre sa chaise et la cuisine, essayant de se glisser derrière le comptoir, et même dans la cuisine. Il paya pour toute sa gang de boys, et il fit un fist bumb au serveur, avant de lui glisser quelques billets pour essayer de faire pardonner son inconduite.
Ils foutèrent enfin le camp alors que nous prenions nos dernières cuillerées de crème brûlée au mélilot. La pauvre dame qui avait jeté une dizaine de regards en notre direction pour faire valider son agacement envers les dudes avait quitté il y a longtemps déjà. Il était près de minuit et une nouvelle vague de clients s’attablait autour de nous. Ils formaient, en notre compagnie, un nouveau bourdonnement dans la salle. Lorsque nous quittâmes, le potentiel Marc Cassivi n’était plus au bar. Le bananier était toujours à sa place. Le maître d’hôtel moustachu, le même que toujours, fidèle au poste, nous remercia et nous souhaita une belle fin de soirée ; un souhait que nous lui rendirent.
Nous poussâmes la porte du théâtre. Il pleuvait légèrement sur la silencieuse rue Saint-Denis. Des lumières de Noël habillaient les lampadaires, c’était très doux et calme.